Les résultats obtenus avec l'essai de la ligne de Foncine-le-Haut étant loin de ceux escomptés, le département du Jura semble abandonner l'idée d'utiliser des autorails à essence, et se tourne vers la traction électrique, subventionnée par l'État. Mais au final, le Conseil Général décide le 28 mai 1924 d'électrifier dans l'immédiat le seul réseau de Champagnole. Un concours est alors ouvert pour fournir des autorails de grande capacité à la ligne de Salins à Andelot, que l'on pense à l'époque ouvrir en 1925.
Six propositions sont étudiées : Berliet, Horme & Buire, De Dion-Bouton, Renault-Scémia, Sentinel et Laborie. Au milieu de l'année 1924, la proposition la plus sérieusement étudiée est celle émanant de M. Laborie, qui propose trois automotrices à gaz pauvre (modèle AM1 du Cormeilles-Glos-Montfort, CFRU n°YY) au prix de 80 000 francs pièce. Mais les ingénieurs du département se montrent sceptiques quant à l'utilisation de ce type d'autorail sur un réseau de montagne, et l'affaire capote.
Bien que l'ingénieur en chef des Ponts & Chaussées se soit montré favorable au modèle NK proposé par Renault, la Commission Départementale opte pour le modèle RBMC proposé par Berliet le 30 janvier 1925, en raison de son prix inférieur à Renault, et surtout avec l'assurance de la part du constructeur qu'il ne s'agit pas d'un matériel prototype (pour emporter le marché, la maison Berliet a prétendu avoir livré des autorails similaires à la Compagnie du Rabat-Salé, au Maroc ; en réalité, le matériel livré à cette compagnie était à voie de 0,60 m et n'avait rien de commun avec celui livré au Jura, mais le département ne l'apprendra que plusieurs années après, lors du procès l'opposant au constructeur).
En plus des trois automotrices prévues pour la ligne de Salins à Andelot, Berliet propose la fourniture d'un quatrième autorail pour la ligne de Saint-Claude, dont le prix sera réduit par la reprise du modèle RFM par le constructeur. Cette proposition alléchante est acceptée par le Conseil Général le 16 mars 1925, et les marchés sont signés les 22 avril (3 exemplaires pour Salins – Andelot) et 8 mai (1 exemplaire pour Lons-le-Saunier – Saint-Claude). Chaque exemplaire coûte 210 000 francs, moins 60 000 francs sur le quatrième pour la reprise de l'autorail n° 1.
Au vu du prix élevé des autorails par rapport à ceux proposées par Laborie (Berliet déclare d'ailleurs ne pouvoir accorder de rabais, ses constructions ferroviaires étant à des fins publicitaires, sans gros bénéfices), l'ingénieur en chef des Ponts et Chaussées décide dès le 18 avril que seulement deux exemplaires seront affectés à la ligne de Salins, les deux autres étant destinés à la ligne de Saint-Claude. Il propose aussi de conserver l'automotrice n° 1 pour le réseau de Champagnole, proposition qui sera acceptée en 1926.
L'année 1925 donne lieu à une correspondance fournie entre l'ingénieur en chef des Ponts et Chaussées et le constructeur, sans que celui-ci n'indique à Berliet la modification intervenue dans la répartition des automotrices. Ce détail a son importance, car l'aménagement intérieur des autorails pour les CFV diffère de celui des exemplaires de la ligne de Salins : un compartiment postal est prévu, à la suite d'une réclamation des PTT.
C'est seulement en septembre 1926 que Berliet prend connaissance de cette modification de la répartition, suite à une lettre de l'ingénieur en chef des Ponts et Chaussées lui demandant de livrer en premier lieu les deux exemplaires des CFV. À cette époque la carrosserie des trois premiers exemplaires étant grandement avancée, toute modification de celle-ci n'est envisageable qu'en retardant la livraison, ce dont le département ne veut entendre parler, les retards étant déjà conséquents.
Déchargement d'un autorail à Salins, certainement la SA 3 le 18 janvier 1928 (coll. Lornet).
L'ingénieur en chef des Ponts et Chaussées décide donc le 23 octobre de prendre livraison d'un exemplaire prévu pour la ligne de Salins, muni des systèmes de freinage et d'attelage des CFV, dont l'aménagement intérieur sera modifié ultérieurement. Mais la livraison se fait attendre : le 6 novembre de la même année la carrosserie n'est toujours pas achevée. Le 28 janvier 1927 le premier exemplaire est en rodage, au grand soulagement des élus départementaux, mais le 3 mai l'autorail n'est toujours pas prêt, et « il paraît que l'on a dû changer le moteur », détail surprenant, mais qui n'inquiète pas les élus outre mesure.
Enfin, le 30 du même mois, on apprend que la première automotrice est au vernissage, et elle est enfin livrée le 29 juin au dépôt de Lons-le-Saunier, au bout de 26 mois de fabrication, au lieu des 10 prévus au cahier des charges ; elle prend le numéro T 4, avec au milieu de la caisse la mention JURA (une demande du Conseil Général du 3 mai tendant à faire livrer la première automotrice à Salins afin d'assurer un service urbain durant l'été a été refusée par Berliet).
Dès les premiers essais en ligne, un défaut de refroidissement du moteur est constaté, et face à la gravité du problème, Berliet demande le 7 juillet 1927 un nouveau délai de livraison, afin de corriger le défaut sur les trois exemplaires encore en fabrication. Le 28 septembre une modification du système de refroidissement est décidée sur l'autorail T 4.
L'essai de réception du 21 octobre fait de nouveau apparaître des problèmes de refroidissement, malgré les modifications déjà apportées. L'autorail est alors refusé, et garé au dépôt des Bains en attendant des jours meilleurs. En fait le sort de l'autorail est suspendu aux résultats des essais des exemplaires de la ligne de Salins, qui décideront ou non de son refus définitif.
Mais les autorailsde la ligne de Salins se font attendre, et ce n'est que le 18 janvier 1928 que le premier exemplaire de cette ligne est livré, il prend le numéro SA 3. L'essai de réception du 11 février est validé, malgré une consommation d'essence supérieure à celle du cahier des charges, et l'autorail est reçu provisoirement (malheureusement pour le département, le cahier des charges comporte une clause qui annule la garantie concernant la consommation d'essence, ce qui empêche toute réclamation). Dès le 14 février, Berliet propose de modifier le radiateur du T 4 de manière similaire au SA 3 en utilisant le dépôt de Champagnole. Après accord des CFV, l'automotrice est conduite sur Champagnole.
Pendant ce temps, les deux derniers exemplaires sont livrés : le 11 février c'est le SA 2 qui arrive à Salins, et début mars le T 5 est livré à Lons-le-Saunier. Si la réception provisoire du SA 2 se fait sans trop de problèmes le 6 mars, il n'en va pas de même pour le T 5. En effet, l'autorail est seulement prêt le 10 avril, alors que le T 4 est toujours en cours de modification à Champagnole. L'essai de réception des deux exemplaires a finalement lieu le 15 mai, et se révèle à peu près équivalent aux précédents, la chaleur dans le compartiment moteur, bien qu'atténuée, étant toujours à la limite du supportable pour le conducteur, mais surtout les deux essais sont interrompus suite à l'échauffement des boîtes à huile des essieux.
L'automotrice T 4, qui a manqué deux essais de réception successifs, est définitivement refusé, alors qu'il reste encore une chance pour le T 5. Afin de résoudre le problème d'échauffement des boîtes à huile, l'ingénieur en chef des Ponts et Chaussées demande l'installation de boîtes Isothermos ou d'un système équivalent. Il est finalement installé des coussinets anti-friction sur les conseils du PLM Algérien, qui a eu des problèmes identiques sur une autorail de type RBAB livré par Berliet en 1925 (l'ingénieur en chef ne manquera pas de faire remarquer ce point à Berliet).
Autorail T 5 dans la cour des usines Berliet à Lyon en 1928 (cliché Berliet, coll. Mandrillon).
Ainsi modifié, le T 5 est reçu provisoirement le 12 juillet ; le département demande alors à Berliet d'effectuer la même modification sur les deux exemplaires de la ligne de Salins, à titre préventif. Quant au T 4, il est toujours garé au dépôt de Lons-le-Saunier, en attendant sa récupération par la maison Berliet, qui s'y refuse. Finalement, suite à l'insistance du constructeur, le Conseil Général accepte le 28 octobre d'effectuer un nouvel essai de réception, qui a lieu le 14 décembre, et au terme duquel l'autorail est reçu provisoirement.
L'exploitation à l'aide de ces autorails se révèle vite sans intérêt pour les compagnies exploitantes et les usagers : la forte consommation d'essence, l'entretien onéreux de ces engins délicats et les pannes qui surviennent fréquemment font grimper les coûts d'exploitation, et dès l'été 1928 on se rend compte que les autorails reviennent plus cher au kilomètre que les trains vapeur, ce qui va à l'encontre des buts recherchés. Pour couronner cet échec, les temps de parcours sont à peine améliorés sur la ligne de Saint-Claude : 3 h 10 en automotrice, contre 3 h 30 par train vapeur voyageurs accéléré.
Qui plus est, des erreurs sont commises par les compagnies exploitantes, qui n'ont pas l'habitude d'entretenir ce genre de matériel roulant : fonctionnement sans eau dans le radiateur (Salins), remontage de la pompe à eau à l'envers (Salins), tractage d'une remorque bien que l'automotrice ait déjà du mal à se traîner elle-même (Lons), ...
Mais cela n'enlève en rien le problème de refroidissement inhérent à la conception des autorails : le radiateur, situé sur le toit, est simplement ventilé par l'air ambiant lorsque l'autorail roule, aucun système de ventilation forcée n'étant présent ; la circulation d'eau est assurée par une petite pompe. Les tubes des radiateurs, trop étroits, sont souvent obturés sans que l'on puisse s'en rendre compte, ce qui aggrave encore la surchauffe du moteur.
Néanmoins, les autorails sont utilisés tant bien que mal de 1928 à 1929. Sur les CFV le T 5 assure du 3 août à la fin octobre les trains 3 de Lons-le-Saunier à Saint-Claude et 6 de Saint-Claude à la Bifurcation environ trois fois par semaine, les jours de faible affluence ; ce service s'interrompt à la suite de la maladie du mécanicien chargé de la conduite des autorails. La remise en service du T 5 intervient le 26 novembre, sur les trains 2 et 7 entre Clairvaux et Saint-Claude, sauf en cas d'affluence. L'autorail retourne au dépôt le jour même suite à un problème d'allumage moteur.
Le 8 janvier 1929, l'ingénieur en chef des Ponts et Chaussées demande la mise en service du T 4 et du T 5 sur la ligne de Saint-Claude. Après un essai avec les trains 5 et 8 entre Lons-le-Saunier et Saint-Claude les lundis, mardi, mercredi et vendredi entre le 12 et le 18 janvier, les deux autorails sont de nouveau garés à cause de leur trop forte consommation de carburant en période de gel et de leurs nombreux patinages.
Leur remise en route n'intervient que courant mars, après la fin des gelées. Mais suite à une réclamation des PTT du 25 mars demandant l'aménagement du compartiment postal du T 4 (toujours inexistant), l'autorail est affecté de manière temporaire aux trains 22 et 27 sur la ligne de Foncine à partir d'avril, ces trains n'acceptant pas les dépêches postales.
Le 29 mai 1929, dans la montée de Lavans, un épaulement en fonte soutenant un des axes de la boîte de vitesses se brise sur le T 5, entraînant la quasi-destruction de l'intérieur de celle-ci.
Il semble qu'à cette époque l'autorail T 4 ait reçu son aménagement postal et qu'il circule à nouveau sur la ligne de Saint-Claude. Mais le 11 juin, suite à un mauvais fonctionnement du système de refroidissement, une surchauffe entraîne la fissuration du bloc moteur après la montée de Revigny.
L'autorail T 5 est alors remis en service en prélevant la boîte de vitesses du T 4, mais le 2 juillet l'enveloppe du bloc moteur éclate elle aussi après la montée de Revigny.
Un des deux autorails affectés à la ligne de Salins à Andelot vu à Salins, probablement en 1928 (cliché J. Potot, coll. FACS-Patrimoine Ferroviaire).
Les deux autorails sont alors garés au dépôt de Lons-le-Saunier, après avoir été remisés durant un mois en gare de Clairvaux, en attendant l'expertise de M. Dufresnes, mandaté par le département afin de savoir si les récents incidents des automotrices sont dûs à l'exploitant ou à des vices de conception. Ils n'ont parcouru que 3 164 km pour la T 4 et 9 350 km pour la T 5, et encore ces chiffres indiquent le parcours total depuis la mise sur rails, pas celui en service régulier (il peut être estimé à 1 227 km pour le T 4 et 9 243 km pour le T 5).
Sur la ligne de Salins à Andelot, les choses ne vont guère mieux puisque dès le 22 mai 1928 l'exploitant demande la fourniture d'une locomotive à vapeur et d'une voiture à bogies, afin d'assurer une exploitation « plus économique, plus régulière et plus intensive ». En plus des avaries mécaniques, la très forte consommation d'essence relevée n'incite guère l'exploitant à les faire rouler.
La situation est à ce point mauvaise, que durant l'hiver 1928–1929 c'est l'autorail De Dion-Bouton AM 35 de la ligne Andelot–Levier qui assure le service régulier. Ils sont remis en service au début de l'année 1929, mais leurs avaries à répétition entraînent leur retrait de l'exploitation le 6 juillet, en attendant leur expertise. Ils ont parcouru 7 580 km (SA 2) et 7 313 km (SA 3).
L'expertise faite par M. Dufresnes le 4 novembre 1929 révèle un défaut de refroidissement des moteurs inhérent à la conception des autorails, mais afin d'en être sûr, M. Dufresnes réclame de nouveaux essais avec les exemplaires de la ligne de Salins. Après remise en état des SA 2 et SA 3, les essais se déroulent du 1er au 16 septembre 1930, et les conclusions du rapport de M. Dufresnes restent les mêmes : la vitesse de 15 à 20 km/h, enregistrée lors des essais, ne permet pas de refroidir convenablement l'eau du radiateur, entraînant la surchauffe du moteur.
Le département refuse alors les autorails (qui n'ont jamais été reçus définitivement) pour vice de conception, et ne paye pas le restant des sommes dues à Berliet, qui a refusé de rembourser les acomptes versées par le département. Berliet assigne alors le 28 juillet 1931 le département du Jura au tribunal pour non-paiement de créances. Une nouvelle expertise est alors réclamée par le tribunal, qui mandate MM. Rosenstock, Verdier et Lavalette. Berliet se refusant à pratiquer de nouveaux essais, la cour de Besançon l'y oblige le 26 juillet 1933.
Ces nouveaux essais amènent les experts aux mêmes conclusions que M. Dufresnes : vice caché au niveau du refroidissement ; mais les experts estiment qu'une remise en état est possible. Berliet propose aussitôt de remettre en état les quatre automotrices à ses frais, après paiements des sommes dues par le département. Celui-ci ayant décidé la mise sur route du service voyageurs, il n'a que faire de ces quatre engins dont la conception remonte à presque 10 ans, et demande la résiliation du marché avec remboursement des sommes versées à Berliet.
Berliet refuse, mais voyant que le procès tourne en faveur du département, il propose en 1934 de fournir à celui-ci 10 autocars avec un gros rabais en échange de l'abandon des poursuites judiciaires. Les élus départementaux refusent cet arrangement, et certains ne manquent pas de remarquer dans cette proposition l'aveu du vice de conception des autorails.
Le 30 juillet 1935 le tribunal se prononce en faveur du département, et Berliet fait immédiatement appel de ce jugement. Mais le 27 mai 1936 la cour d'appel condamne de nouveau Berliet à reprendre les autorails et à rembourser au département 815 807 francs. Le paiement de cette somme est effectué fin juin, mais au moment de récupérer les automotrices, Berliet prétend que les exemplaires de la ligne de Salins ont été mal entretenus, et assigne de nouveau le département du Jura au tribunal afin d'obtenir réparation.
Il est vrai que si les deux exemplaires du réseau de Lons-le-Saunier ont été graissés et garés au dépôt des Bains sous une remise, ceux de la ligne de Salins n'ont pas bénéficié de tels soins. Devant l'exiguïté du dépôt d'Andelot, les autorails ont bien vite été refoulés sur une voie de débord en plein air (dès la fin de l'année 1930), et sont restés exposés aux intempéries et aux vandales. Devant cette évidence, Berliet obtient gain de cause, et le 25 mai 1937 le département est condamné pour défaut d'entretien et privation de jouissance.
Le département fait lui aussi appel, et l'issue ne doit pas sembler aussi certaine qu'auparavant, puisque début 1938 Berliet propose de nouveau ses services au département pour la fourniture d'autocars fonctionnant au gaz de bois. Le département refuse dans un premier temps, mais devant la volonté de Berliet d'arriver à un compromis, des tractations commencent en juillet 1938 pour aboutir à l'accord du 9 mai 1939, aux termes duquel le département verse 15 000 francs à Berliet qui récupère ses quatre autorails.
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